Les paysans lao écoutent-ils pousser le riz ?

Nonchalance, sourire, douceur de vivre... Complaisamment reproduits par les guides touristiques et les articles de presse, les poncifs sur le Laos ont la vie dure.Au risque de la simplification, voire de la condescendance et du mépris. Morceaux choisis.

Lorsqu’on se prépare à partir au Laos pour y travailler, ou tout simplement en touriste, il y a toujours des personnes bien intentionnées pour vous donner des conseils sur la " culture lao " et la façon de se comporter sur les rives du Mékong. On trouve, en librairie, des guides qui prétendent vous expliquer le pays, décrypter ses traditions et ses coutumes, son histoire, ses règles de politesse... On tombe aussi, au hasard des kiosques, sur des articles de presse qui vantent unanimement la beauté, l’harmonie et la sérénité de l’ancien " Royaume du million d’éléphants ". Mais une fois arrivé sur place, le décalage est souvent saisissant entre ces visions pleines d’exotisme, de romantisme et de lyrisme, et la réalité. Car le Laos, le " vrai ", est à la fois plus " ordinaire ", et aussi plus complexe. Si ce n’est incompréhensible. C’est pourquoi nous ne prétendons pas, dans le présent article, délivrer une énième interprétation du Laos, fût-elle estampillée CCL. Nous nous sommes contentés, mi amusés, mi agacés, de recenser quelques-unes des plus belles " tartes à la crème " publiées ces dernières années sur le Laos. Accrochez vos ceintures..." De nature simple et douce, le Laotien prise par dessus tout la paix "

Pour commencer, voici quelques lignes extraites d’un premier guide de voyage : " Le Laos est un pays de contes de fées où les princes ont des noms charmants et les paysannes la grâce des princesses (...). Mercenaires, marchands et moines cachent au fond de leurs temples des trésors immenses, protégés par des bouddhas scintillants de pierreries (...). La jungle est l'asile et la prison des tribus qui se cachent en cette forteresse végétale, où les familles vivent dans des villages regroupés autour de totems décorés de plumes de coq, sous l'emprise des sorciers fardés de rouge et de blanc ." Cela commence vraiment très fort, vous ne trouvez pas ? Et ce n’est pas tout, comme en témoignent ces lignes, cueillies un peu plus loin : " De nature simple et douce, Le laotien prise par dessus tout la paix. " (" Le Laos ", E. Brisbois, Ed Peuples du Monde - 1993) Dans la même veine, nous avons également beaucoup apprécié cette description du Laos dénichée dans une publication distribuée dans un supermarché : " Désormais grand ouvert aux touristes, le Laos est le pays du bien vivre. Peut-être l'une des raisons pour lesquelles le sourire est à jamais dessiné sur le visage des habitants " (" Vivre Champion " N°79 - Février 2000). Quand on sait que les Lao n'aiment pas nécessairement sourire lorsqu’on les prend en photo, il y a des touristes qui risquent d’être déçus..." Il est particulièrement mal élevé en Asie de poser la main sur la tête de quelqu’un "Après ces quelques frivolités, passons à des choses plus sérieuses, comme l’inévitable comparaison entre la " culture française " et la " culture lao ", dont les guides sont en général très friands. Il en découle toute une série de conseils plus ou moins farfelus censés nous permettre de respecter les traditions et le particularisme lao, dans la louable intention de ne pas commettre d'impair. Résultat : un étonnant bric à brac de consignes et de recommandations : " Evitez de toucher la tête des enfants, de désigner quelqu'un ou quelque chose avec le pied et de monter sur les statues de Bouddha ". Ou encore : " Si vous êtes debout en compagnie d'un moine, essayez de ne pas le dépasser en taille, quitte à vous voûter . " (Guide du Routard Birmanie-Laos-Cambodge, 1998/99).Autre exemple de " bons conseils " sur le Laos : " Quand vous rencontrez une personne haut placée au Laos (d'une position social plus élevée que la vôtre, comme un bonze ou un membre du gouvernement), veillez à maintenir votre tête plus basse que la sienne. Cela signifie parfois qu'il faille se courber en passant devant elle (spécialement si la personne est plus petite que vous ou qu'elle est assise) ." ("Vientiane guide / Women's International Group " - Ed Blue Grass - ). Et préparez-vous à ramper si par malchance votre chemin croise celui d’un bonze de huit ans...Le filon de ce type de recommandations est pour ainsi dire inépuisable : " Attention : un homme ne doit jamais se baigner [dans une rivière] en aval d'une femme (et réciproquement) ". Et un peu plus loin : " Habillez-vous correctement (ni short, ni torse nu pour les messieurs) " Sans oublier qu’il est " particulièrement mal élevé en Asie de montrer du pied, de poser la main sur le tête de quelqu'un, de parler fort. " Ultime conseil : " Ne jamais s'énerver : cela fait " perdre la face " et n'aboutit à rien. Par contre, une demande peut et doit être répétée plusieurs fois, mais toujours avec le sourire ." (Guide Arthaud Cambodge-Laos-Vietnam - 1990).Tout cela prête effectivement à sourire... Comme si nos interlocuteurs lao ne pouvaient se rendre compte par eux-mêmes de nos propres particularités de " farangs " (les occidentaux) et admettre qu'un nouvel arrivant peut à juste titre être maladroit ! Même s’il ne s’agit pas de tomber dans un excès inverse de laisser-aller. Car la société lao valorise effectivement la politesse et le respect des usages, tandis que la société française est beaucoup plus libérale, permissive et tolérante dans certains domaines. Nous sommes habitués à donner sans hésiter notre opinion personnelle, nous avons la critique facile, nous aimons le débat, nous sommes très attachés à nos chères libertés individuelles. Alors que les Lao sont plus réservés et entretiennent des relations plus feutrées et plus formelles avec autrui, a fortiori lorsqu’il est étranger.Nul besoin pour un " farang " de vouloir à tout prix devenir un Lao. Il faut aussi garder à l’esprit que le Laos est en évolution permanente et que tradition n’est pas synonyme de stagnation ni de sclérose. En 1951 déjà, Pierre Nginn, une des références de la tradition lao, s'interrogeait sur la nécessité de faire évoluer certaines traditions : " Il faut aider les esprits à choisir et à s'adapter ", écrivait-il. " On confond parfois tradition avec superstition. Tout ce qui tient du domaine de la superstition, je le répète, doit être banni ". Et de citer avec humour quelques exemples de coutumes ridicules, comme celle-ci : " Il est interdit (…) de marcher à quatre pattes en pleine forêt, pour ne pas attirer les tigres ".Certains poncifs ont pourtant la vie dure... Qui ne s’est pas vu présenter le Laos à travers l’expression " Bo péniang " ? Pour beaucoup, avec ce mot, la messe est dite. " Bo péniang ", qui signifie à peu près " cela ne fait rien ", " ce n'est pas grave ", est paraît-il l'expression qui décrit le mieux la philosophie lao. Le chercheur Amphay Doré a tenté de réhabiliter cette expression en montrant dans ses écrits qu'elle pouvait refléter les plus hautes vertus bouddhiques, telles que la tolérance, la générosité, le détachement et la maîtrise de soi, la conscience de l'impermanence de toutes choses. Il a aussi montré les quiproquos possibles entre les traditions lao et la culture occidentale . Mais mal interprété par des touristes pressés, " Bo péniang " devient synonyme de paresse, d'insouciance et d'infantilisme. On prend d’ailleurs soin d’ajouter, pour compléter le tableau, que les Lao adorent la fête, ce qui n'est pas faux, mais peut aussi devenir une interprétation abusive. Comme si le paysan dont la récolte de riz dépendait du désherbage qu'il va devoir réaliser dans son champ durant un mois à raison de dix heures par jour avait effectivement le temps de faire la fête toute la sainte journée, en se disant qu'il n'aura peut-être pas de quoi nourrir sa famille mais que cela n'est pas grave... Et quelle est la philosophie de ce fonctionnaire qui après avoir passé dans son ministère toute une journée, ne va pas dans les " bouns " (fêtes en lao) tous les soirs mais essaye de trouver un deuxième travail pour compléter son très maigre salaire et boucler ses fins de mois ?Pour bien " expliquer " le Laos aux nouveaux arrivants, on cite aussi volontiers ce vieux dicton colonial : " Les Vietnamiens plantent le riz, Les Khmers le regardent pousser, les Laotiens l'écoutent pousser et les Chinois le vendent ". Si l'on s'en tient à de telles visions simplistes, voire méprisantes, il est clair que venant d'une société de consommation européenne, nous aurons les plus grandes difficultés à nous insérer dans la société lao... Le problème est que la plupart des auteurs de textes d’introduction au monde lao n’ont que des clichés à proposer aux invités, visiteurs, touristes ou expatriés, relatifs à de soi-disant règles de comportement. Mais ils se donnent rarement la peine d’expliquer - et comment le pourraient-ils ? - la subtilité des règles des rapports humains dans la société lao, et tout simplement les règles universelles qu’un " invité " doit respecter dans toute société différente de la sienne. Des règles de bonne conduite à base de respect, de courtoisie, de curiosité positive, d'observation et de dialogue. Beaucoup de ceux qui ont travaillé longtemps au Laos se demandent encore s'ils réagissent correctement, si les choses et les mentalités n'ont pas évolué et si leurs actions sont encore bien orientées. Ils s'interrogent toujours, ils restent à l'écoute, curieux et attentifs à leurs amis lao. Nul besoin en effet pour un " farang " de vouloir à tout prix devenir un Lao, objectif vain et inaccessible. Il suffit d’adapter son comportement à son environnement en gardant le meilleur de sa personnalité, tout en comprenant et en adoptant des doses variables de manières de faire lao, au gré des circonstances. Le Laos s’apprend sur le terrain, au quotidien.

Guillaume Chantry,
Marion Dejean,
Francis Engelmann,
Christophe Jacqmin
et Yves Pus

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